Au milieu des années 90, débarque en France un manga édité par Glénat qui va révolutionner le thème de la science-fiction et du cyberpunk. Son titre : Gunnm. Imaginé par Yukito Kishiro, le titre se révèle être un véritable conte philosophique qui explore des réflexions métaphysiques autour de la condition humaine. Une véritable claque pour les lecteurs de l’époque qui a su influencer toute une génération et dont l’univers continue d’être exploré via Gunnm Mars Chronicle.
Pour en découvrir plus sur cette série culte, Matthieu Boutillier nous propose son livre “Au Cœur de Gunnm. La Chair et l’Acier”. Un pavé de 416 pages publié par Third Editions qui revient en détail sur son auteur et, sa création ainsi que ses grandes thématiques, sans oublier d’aborder l’héritage du manga.
Pour quel type de lecteur cet impressionnant ouvrage s’adresse-t-il ? Geeknplay va tenter de répondre à cette question à travers cette critique.

Avant-Propos

Si les dessins animés issus du soleil levant illuminent la lucarne des jeunes téléspectateurs des années 80 à travers la diffusion du club Dorothée, les étals des librairies ne proposent pas vraiment de bandes dessinées japonaises dans leurs rayons. Pour cela, il faudra attendre que Glénat s’intéresse à Akira au début des années 90 pour voir apparaître un vrai “manga”, d’abord dans les kiosques puis dans les librairies. L’éditeur grenoblois, sentant le bon filon, propose également les mangas originaux de Dragon Ball, Ranma ½ ou Sailor Moon en prenant ainsi un minimum de risque. Mais d’autres éditeurs, devant la demande croissante du public pour ces BD venues du soleil levant, décident de proposer des œuvres originales inédites. C’est le cas, par exemple, des éditions Tonkam qui éditent Video Girl Aï de Mazakazu Katsura. Glénat décide donc de publier de nouvelles séries inédites en commençant par Gunnm en 1995.

En parallèle de cette sortie papier, l’essor des OAV (Original Animated Video : des animés destinés seulement aux marchés vidéo) et des films d’animation japonais prend une tournure soutenue pour un public friand de ces nouveautés. C’est ainsi que la sortie du manga coïncide avec la sortie en cassette vidéo d’un film édité par l’éditeur Manga Video qui reprend les 2 OAV issus de l’univers de Kishiro.

Comme le rappelle l’auteur à la page 379, “À l’époque, les animes japonais sont (…) pris à partie par une certaine population ‘bien-pensante’, qui met tout en œuvre pour censurer ce qu’ils considèrent comme symbole d’une véritable invasion culturelle de l’étranger.

Il faut dire que l’éditeur Manga Video (dont le nom est déjà une hérésie) surfe sur le côté sulfureux de la production nippone, notamment avec son trailer qui a fait sa légende et qui reprend les scènes les plus gores de leur production avec en fond sonore “Refuse/Resist” du groupe de Death/Thrash Metal brésilien Sepultura. Parmi les images montrées, à côté de Hokuto No Ken et d’autres titres gore, on retrouve des scènes des OAV de Gunnm.

Il faut dire que le manga de Yukito Kishiro est plus un seinen qu’un shonen. Entendez par là que, même s’il était prépublié par l’éditeur Shueisha dans le magazine Business Jump, le titre s’adresse à un public averti. La violence est un élément central de Gunnm, mais résumer l’œuvre de son auteur à son extrême violence et à ses polémiques ne peut pas rendre justice à ce chef-d’œuvre du manga. Ce postulat, nous l’avions déjà vu avec notre critique du livre de Third Editions consacré à Hokuto No Ken, et c’est encore plus vrai avec Gunnm. C’est du moins ce qui ressort du livre de Matthieu Boutillier.

Après une partie “Avant-Propos” qui sert d’introduction à son ouvrage et nous renseigne sur certains détails de son ouvrage par rapport aux “traductions” françaises du manga, l’auteur découpe son ouvrage en 3 parties distinctes riches en renseignements et anecdotes en tout genre. Voyons tout cela de plus près.

Partie 1 – La biographie du mangaka Yukito Kishiro

Intitulée “Voyage alchimique“, cette première partie s’intéresse à la vie de son auteur au nom étrange, né le 20 mars 1967. “Sa mise au monde s’est révélée des plus éprouvantes (…). En effet, le médecin a dû tirer le bébé avec un forceps” (p.19). De cet accouchement difficile résultera un “traumatisme de la naissance” et des séquelles physiques irréversibles. De plus, le choix de son père pour écrire le nom de son fils peut laisser dubitatif. En effet, l’utilisation de kanjis très inhabituels fait que “de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, presque personne n’est parvenu à lire correctement son nom“.

Le jeune Yukito grandit dans une famille aimante au côté de son jeune frère (et futur assistant) Tsutomu, né 3 ans après lui, alors que la famille venait de déménager dans la banlieue éloignée de Tokyo. Le terrain était alors isolé, et l’enfant s’épanouit pleinement dans cet environnement rural où il jouait dans les terrains vagues au milieu des décharges. Nul doute que cet environnement est entré dans son inconscient et soit ressorti lors de la création de la ville de Kuzutetsu, la ville poubelle de l’univers de Gunnm.
Enfant, le futur mangaka s’imprègne de la pop culture japonaise de l’époque. Dès le début des années 70, il décide de confectionner ses propres mangas sur 15 cahiers entre l’âge de 7 et 9 ans. Il s’inspire alors de Go Nagai (Mazinger Z), Leiji Matsumoto (Space Battleship Yamato) et surtout des ultras Kaiju comme Godzilla, repoussée par les héros Ultraman et la Patrouille scientifique.

Ainsi, Yukito Kishiro se révèle précoce dans son désir de dessiner et de créer ses propres histoires. Plutôt introverti, il est fasciné par Star Wars et tombe amoureux de Gundam et de ses mobile suits (les humains utilisent des exosquelettes pour combattre). Mais il ne se contente pas de regarder les épisodes, il se plonge également dans les romans de différents auteurs.

C’est également par le biais du magazine Starlog, qui se concentre principalement sur Star Trek et d’autres œuvres de science-fiction, qu’il découvre l’auteur Enki Bilal ainsi que Moebius. Il confie d’ailleurs à propos de sa découverte de l’auteur français : “Ses dessins ont éveillé en moi un désir romantique de l’inconnu, de ce qui était différent au Japon et en Amérique”.

Enfin, à travers le magazine, il découvre également un tout nouvel univers à explorer via la musique et des groupes tels que Blue Öyster Cult, Pink Floyd ou encore The Alan Parsons Project.

Son ambition est donc de raconter des histoires. Cependant, le métier de réalisateur lui semble inaccessible, il décide donc d’utiliser sa plume et ses dessins pour nous narrer de nouvelles aventures.

Alors destiné à être carreleur, le jeune Yukito décide de participer à un concours et se donne les moyens de réussir. C’est ainsi qu’il remporte le premier prix d’un concours de manga, ce qui lui permet de gagner 300 000 yens et le conforte dans son choix d’assumer sa carrière artistique.

Les influences d’auteurs tels que Buichi Terasawa, Akira Toriyama et Stanley Kubrick continuent de l’influencer, et il crée ainsi des nouvelles et imagine le manga Rainmaker.

Au fil du temps, Yukito Kishiro devient de plus en plus sûr de lui et acquiert une personnalité forte. Alors que des conflits éclatent entre sa vision de ses œuvres et les désidératas des éditeurs, sa rencontre avec M. Tomita lui permet véritablement de briller. Un prototype nommé Gunnm, qui peut se traduire par “Flingue” et “Rêve” à travers ses kanjis, ainsi que par “Gun” et “Dream” en anglais voit alors le jour.

En novembre 1990, il est convoqué à Tokyo. M. Tomita et le rédacteur en chef adjoint de Business Jump lui annoncent qu’ils lui permettent de publier sa série dans un magazine. “Yukito s’efface pour laisser place à Yukito Kishiro, le mangaka”.

Les débuts de Gally

On doit au tanto de l’auteur, M. Tomita, le choix d’un personnage féminin comme protagoniste principal de l’histoire. C’est aussi grâce (ou à cause) de lui que l’héroïne se bat avec ses poings plutôt qu’avec des armes à feu. Mais M. Tomita n’impose rien… Il conseille simplement le jeune mangaka âgé de seulement 23 ans.

C’est ainsi que débute une épopée dont l’histoire continue d’être publiée aujourd’hui. À la lecture des planches, le lecteur se rend compte que l’œuvre fait référence à la pop culture environnante. L’influence de la musique est très forte. On pourrait presque dire que Gunnm est un manga “musical”. Les clins d’œil aux groupes de rock et de metal sont omniprésents : dans les décors et les dessins, dans les textes et dans les titres.

L’aventure s’écrit au jour le jour, et le rythme est éreintant. L’auteur ne s’accorde que 6 heures de sommeil. Puis survient un drame en février 1994 qui aurait pu marquer la fin du manga et du mangaka. Mais ce dernier revient encore plus fort et se permet même le luxe de publier une œuvre cathartique prenant place dans l’univers du MotorBall avec le one shot Ashmam. Véritable hommage à Frank Miller par son dessin.

Un autre épisode aurait pu mettre un terme à Gally Last Order avec le changement d’éditeur qui s’est fait dans la douleur en 2010… Depuis la fin de cette deuxième série, l’œuvre continue encore aujourd’hui et nous renseigne sur les origines de Gally avec Gunnm Mars Chronicle.

Gunnm est donc une véritable épopée où se mêlent philosophie, religion, métaphysique, sciences et science-fiction. Ce melting-pot est longuement énuméré dans la partie 2, intitulée “l’œuvre hermétique“.

Un melting-pot assumé

Gunnm nous raconte l’histoire d’une science-fiction philosophique qui est plutôt difficile à écrire pour son auteur. Cette deuxième partie, qui occupe plus des 3/4 de l’œuvre, s’intéresse à tout ce que l’on trouve dans Gunnm tout au long des trois séries, mais également dans les histoires courtes, la nouvelle et même le jeu vidéo dont l’auteur de l’ouvrage a déjà parlé dans sa première partie. On y découvre l’influence qu’a pu avoir une histoire comme “Johnny s’en va en guerre” de Dalton Trumbo, découverte par l’auteur en 1979. Mais également les influences d’Alfred Bester, du transhumanisme de la hard SF, mais aussi des films de body horror.

De nombreux principes scientifiques sont ainsi énumérés et vulgarisés afin que le lecteur lambda puisse entrevoir ce qui se cache derrière tout ce background. Yukito Kishiro se plonge également dans l’étude des arts martiaux, bien qu’il ne connaisse que les mangas cultes tels que Ashita No Joe et Hokuto No Ken. Il crée de toutes pièces le Panzer Kunst et joue avec ses origines, intimement liées à celles de son héroïne.

Enfin, Gunnm dresse un parallèle avec l’histoire du Japon et le contexte mondial de la fin du XXe siècle. Ainsi, Kuzutetsu pourrait représenter le tiers-monde, tandis que Salem, qui représente les pays riches, se servirait de ce lieu à la fois pour leur production et comme décharge.

Les concepts et les influences sont nombreux. Par exemple, le Motorball s’inspire à la fois du Rugball de Cobra et du film Rollerball, même si l’auteur n’avait même pas vu ce dernier. Il est également rappelé que Gunnm est une uchronie où l’homme marche sur Mars en 2009. Ainsi, cette deuxième partie est extrêmement intéressante et riche en enseignements, mais elle ne peut être appréciée qu’à petite dose de lecture afin de pouvoir digérer tout son contenu.

De plus, cette partie n’a de sens que si l’on connaît déjà l’histoire de Gunnm jusqu’à ses récentes aventures. C’est à cette condition que l’on peut appréhender toute la complexité et la richesse de cette partie.

Enfin, l’auteur s’intéresse à l’influence et à l’accueil de Gunnm dans sa troisième partie. Il analyse comment l’œuvre a été perçue par les lecteurs, les critiques et l’industrie du manga en général. Il constate que Gunnm a réussi à toucher un large public et à susciter des discussions sur des sujets tels que la technologie, l’éthique, la condition humaine, etc. Yukito Kishiro est également conscient des critiques et des controverses suscitées par son œuvre, mais il reste fidèle à sa vision artistique et continue à explorer de nouveaux horizons avec Gunnm Mars Chronicle.

L’épiphénomène Gunnm

La 3e partie, intitulée “Arg Magna” (en référence au concept alchimique et à l’ouvrage majeur écrit par Raymond Lulle au XIIIe siècle, dont le but est de fournir un outil pour atteindre la vérité absolue), s’intéresse à l’influence de Gunnm à travers le monde, ce qui en fait une œuvre universelle.
Matthieu Boutillier revient ainsi sur l’adaptation en 2 OAV réalisée par le réalisateur Rin Taro et le character designer Nobuteru Yuki, qui, malgré une réalisation en béton et des qualités esthétiques indéniables, n’a pas réussi, en raison de sa durée, à dévoiler plus en détail la psychologie de certains personnages. Il n’en demeure pas moins une adaptation qui respecte le background de l’univers de Yukito Kishiro.

L’auteur de l’ouvrage revient également sur l’adaptation française qui s’est basée sur l’adaptation américaine de VIZ comics, mais qui a tout de même pu conserver les noms d’origine. De même, il explique que le passage chez Kodansha a impliqué une toute nouvelle traduction des volumes déjà sortis en France. On apprend également pourquoi la version américaine s’appelle “Battle Angel Alita”.

En outre, la sortie cinématographique des aventures de Gally, réalisée par Robert Rodriguez et interprétée par Rosa Salazar sous l’impulsion de James Cameron, est également évoquée. L’accueil de ce dernier film, respectueux de l’univers malgré son classement PEGI 13, a apparemment beaucoup ému Yukito Kishiro, qui s’était déplacé aux États-Unis pour voir le plateau de production.

Enfin, certaines anecdotes concernant le fait, par exemple, que Gally aurait influencé le personnage de Cammy lors de la sortie de Super Street Fighter 2, ou que le character designer Takahisa Taura a pensé à elle lors de la confection de l’androïde 2B pour Nier Automata, sont également mentionnées.

L’ouvrage se termine par une conclusion qui nous indique que “Gunnm n’est pas l’un de ces mangas préformatés qui se contentent de répéter une formule et d’aligner des codes pour obtenir un résultat ‘prêt à consommer’. Non, pour tous ceux qui ont découvert Gunnm et qui ont grandi et vieilli avec elle, l’histoire de Gally est bien plus que cela…

Conclusion

L’ouvrage de Matthieu Boutillier est exigeant. S’il permet de comprendre pourquoi Gunnm est un épiphénomène dans l’univers du manga, il s’adresse avant tout aux personnes connaissant cette œuvre, de préférence aux lecteurs nés dans les années 70 et 80 qui ont acquis une certaine forme de culture musicale, cinématographique et une certaine connaissance des romans.

Si la biographie détaillée de l’auteur saura passionner et résonner dans le cœur de tout amateur de pop culture japonaise, la seconde partie risque de perdre le lecteur qui n’est pas suffisamment préparé. Mais comme vous n’achèterez pas ce livre “par hasard”, il n’y a aucun doute que celui-ci ne vous donne entière satisfaction. Il faut bien avouer que les livres de Third Editions représentent un beau cadeau pour les fans des univers traités. Si les fans de la saga vidéoludique Assassin’s Creed seront ravis de lire “Les secrets d’Assassin’s Creed de 2007 à 2014 : L’envol“, nul doute que les aficionados de Gally trouveront leur compte avec Au cœur de Gunnm. La chair et l’acier.

Au cœur de Gunnm. La chair et l'acier

7.9

Note

7.9/10

POINTS POSITIFS

  • L’illustration de Sylvain Ferret et la qualité "physique" de l’ouvrage
  • Un livre écrit par un passionné pour des passionnés
  • Les anecdotes
  • Richement documenté

POINTS NÉGATIFS

  • Un ouvrage exigeant
  • Aucune illustration
  • Une frise chronologique aurait été bienvenue
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yancha

Rédacteur avec pas mal d'XP au compteur ayant grandi avec les bornes d'arcades à l'ère 8 et 16 bits.

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