Le maître de l’horreur, Gou Tanabe, s’est approprié l’univers d’un autre maître de l’horreur, à savoir Lovecraft, et ce dès 2004 avec The Outsider, jusqu’au cycle consacré au personnage de Randolph Carter, qu’il a récemment entamé. À l’occasion de cette 53ᵉ édition du festival d’Angoulême, une exposition intitulée Visions hallucinées était mise en avant à l’espace Franquin. Ici, Tanabe donne vie à l’univers de Lovecraft à travers des planches inédites exposées pour l’occasion. Avec Xavier Guilbert, commissaire de cette exposition, nous sommes revenus plus en détail sur les liens entre l’univers de Lovecraft et celui de Tanabe.

Geeknplay ( GNP ) : Pour commencer, pouvez-vous expliquer à nos lecteurs le lien entre Gou Tanabe et H. P. Lovecraft ?

XAVIER GUILBERT ( X.G) : Depuis 2014, Tanabe s’est lancé dans une sorte de grande entreprise d’adaptation des œuvres de Lovecraft en manga. Actuellement, on en est à 14 volumes publiés en français qui reprennent les grands textes de Lovecraft, mais adaptés en manga.

GNP : Comment se caractérise l’influence de Lovecraft dans les travaux de Gou Tanabe ?

X.G : C’est une adaptation directe, donc une adaptation considérée comme étant la plus fidèle. Gou Tanabe lit le texte de Lovecraft et essaie de trouver le moyen de bien le retranscrire en manga. On propose ainsi une version qui est parfois un peu revisitée, mais qui reste très fidèle au texte originel.

” Ce qui est assez fascinant, c’est que, d’un côté, on a Lovecraft qui a une écriture très subjective, décrivant les monstres davantage par les impressions d’effroi qu’ils suscitent, tandis que Tanabe travaille dans le détail, poussé à son paroxysme.”

GNP : Êtes-vous d’accord pour dire que les deux font du beau avec du “moche” ?

X.G : (Petit temps de réflexion.) Alors, il y a indéniablement une esthétique du monstre chez Tanabe, qui est fan de cinéma d’horreur et de cinéma de genre, avec des inspirations du côté de créateurs de monstres et de créatures. Lui-même prend un vrai plaisir à cela. Ce qui est assez fascinant, c’est que, d’un côté, on a Lovecraft qui a une écriture très subjective, décrivant les monstres davantage par les impressions d’effroi qu’ils suscitent, tandis que Tanabe travaille dans le détail, poussé à son paroxysme. J’aime bien dire qu’il représente le visqueux et le tentaculaire comme personne. Il y a une vraie qualité à donner chair aux créatures imaginées par Lovecraft, même si leurs descriptions sont généralement assez floues.

GNP : Quels aspects spécifiques de l’œuvre de H. P. Lovecraft ont guidé la sélection des dessins originaux présentés dans l’exposition ?

X.G : Nous avons pris en compte plusieurs éléments. D’une part, l’idée était de suivre le déroulement d’une nouvelle de Lovecraft, qui commence généralement par un personnage écrivant un avertissement au lecteur : “J’ai vécu des choses atroces que je vais vous raconter, attention, ne faites surtout pas comme moi.” Ensuite, on découvre des ruines d’une civilisation oubliée et des divinités monstrueuses attendant leur heure pour revenir dominer la Terre.

Puis vient la fuite, avec l’angoisse de sombrer dans la folie ou de se réveiller d’un mauvais rêve. C’était le parcours que nous avions envisagé. Ensuite, nous nous sommes rapidement rendu compte qu’une question centrale chez Tanabe était celle du dessin. Il utilise une méthode de travail très complexe, qui s’apparente à un montage de films ou de musique : il superpose des éléments, retravaille son dessin sur papier, puis effectue une postproduction numérique pour obtenir des résultats absolument fantastiques. L’exposition juxtapose donc le texte original de Lovecraft et la manière dont Gou Tanabe l’a illustré pour en faire un récit marquant.

“L’idée était que la scénographie elle-même devienne un geste artistique, en résonance avec l’oppression et l’atmosphère lourde propres à Lovecraft et retranscrites par Tanabe.”

GNP : Comment la scénographie de l’exposition a-t-elle été conçue pour refléter l’atmosphère unique des récits de Lovecraft et les interprétations de Gou Tanabe ?

X.G : C’est un travail d’équipe. J’arrive avec un projet de parcours que j’imagine, puis nous discutons des envies. Nous avions plusieurs objectifs. D’abord, matérialiser ce chemin, avec des passages plus resserrés donnant l’impression de s’enfoncer sous terre, puis d’en ressortir. Ainsi, les murs sont blancs au début, deviennent noirs, puis redeviennent blancs à la sortie, créant un effet de passage souterrain.

Nous souhaitions également une ambiance particulière, d’où un éclairage feutré. Un Cthulhu est présent mais à peine discernable, car nous ne voulions pas qu’il soit trop visible. Nous avons agrémenté les murs d’agrandissements des dessins de Tanabe pour donner de la texture et de la profondeur.

L’ambiance sonore ajoute une dimension oppressante : pas de musique, mais des bruits étranges pour renforcer l’immersion. Hier, j’ai passé trois heures d’affilée dans l’exposition, et en sortant, la lumière et l’absence de bruit créaient un vrai décalage. L’idée était que la scénographie elle-même devienne un geste artistique, en résonance avec l’oppression et l’atmosphère lourde propres à Lovecraft et retranscrites par Tanabe.

GNP : Pouvez-vous expliquer comment Gou Tanabe parvient à rester fidèle aux textes originaux de Lovecraft tout en apportant sa propre vision artistique ?

X.G : Son approche est étonnante, audacieuse et presque paradoxale. Lovecraft a une écriture très évasive : il décrit un monstre comme “terrifiant” ou “atroce”, sans trop de détails. Tanabe adopte l’approche opposée : un dessin hyperréaliste, avec un foisonnement de détails. Et cela fonctionne.

Il sait aussi trouver la bonne distance. Parfois, il reste fidèle à la lettre du texte ; d’autres fois, il le trahit légèrement pour mieux le servir. Il peut modifier l’ordre de l’histoire, en commençant par le milieu pour captiver le lecteur avant de revenir en flashback. Il transforme aussi certains monologues fréquents chez Lovecraft en dialogues.

Il est pleinement conscient qu’il fait du manga et que son adaptation doit d’abord fonctionner en tant que manga. Il a réussi à dépasser le simple respect du texte pour créer une œuvre qui marche en elle-même.

GNP : J’ai remarqué que différents types d’horreur étaient exposés. Était-ce une volonté de montrer cette diversité ?

X.G : Oui, et cela correspond aussi à l’évolution de Tanabe. Sa première adaptation de Lovecraft, en 2004, avait un dessin et un traitement très classiques, avec une utilisation de trames typique. Depuis, son style a énormément évolué.

L’œuvre de Lovecraft elle-même est polymorphe. Il y a les récits liés aux Grands Anciens et à Cthulhu, mais aussi le cycle des rêves, que Tanabe a commencé à explorer avec Les Chats d’Ulthar, récemment paru. Ce fantastique est différent.

Nous voulions représenter toute cette diversité, aussi bien dans l’œuvre de Lovecraft que dans l’interprétation de Tanabe. Il ne s’agit pas seulement de montrer de belles images, mais aussi de comprendre leur construction, leur narration, et pourquoi elles marquent autant les lecteurs.

“Notre objectif était d’amener les visiteurs à plonger dans la folie de Lovecraft, à ressentir comment Tanabe s’y est immergé avec délectation, pour nous offrir des œuvres qui nous hantent bien après la visite.”

GNP : Dernière question : quels messages ou émotions espérez-vous que les visiteurs retiennent après avoir exploré cette exposition ?

X.G : Avant tout, nous voulions plonger les visiteurs dans l’univers de Lovecraft. L’ambiance sonore joue un rôle clé : une musique guillerette changerait complètement la perception des images.

Ce qui surprend aussi, c’est que rien de ce qui est exposé ne se retrouve tel quel dans les livres que les visiteurs ont pu lire. C’est une plongée dans les coulisses, avec des éléments inédits sur le processus de création de Gou Tanabe.

Même pour moi, ce fut une découverte : voir cette virtuosité du dessin, comprendre que tout est réalisé sur papier alors que beaucoup pensaient qu’il travaillait en numérique. Les dessins sont incroyables.

Notre objectif était d’amener les visiteurs à plonger dans la folie de Lovecraft, à ressentir comment Tanabe s’y est immergé avec délectation, pour nous offrir des œuvres qui nous hantent bien après la visite.

GeekNPlay : Merci à Xavier Guilbert d’avoir répondu à nos questions.

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ead-sensei

Loup solitaire naviguant seul entre des JRPG et des jeux d'action-aventure.

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