CritiquePrinceofPersia

La somptueuse couverture est évocatrice : le Prince se tient au sommet d’une dune, armes aux poings. Face à lui, comme un défi immense, se dresse le palais qui sera le théâtre de bon nombre de ses aventures. Le bâtiment, érigé de façon vertigineuse vers les étoiles, paraît à la fois intriguant et intimidant. Nous ne pouvons nous empêcher de songer à l’analogie que cela constitue alors avec la position de l’auteur. En effet, comment ne pas imaginer Raphaël Lucas, se tenant face au monument Prince of Persia, dégainant sa plume pour se lancer à l’assaut de cette histoire, de sa genèse et de ses évolutions. La promesse est belle, le défi est de taille : Third Editions, nous voilà.

Une référence qui en cache 1001 autres

Tout d’abord, il nous a paru évident de noter le parallèle évident entre le sous-titre de cet ouvrage : Les 1001 vies d’une icône ; et le recueil d’oeuvres persanes devenu mondialement connu : Les Mille et Une Nuits. En effet, de par sa construction, le travail de Raphaël Lucas ressemble en tout point à ces histoires imbriquées les unes à l’intérieur des autres. L’auteur va donc chercher les personnages qui ont oeuvré, de très près ou d’un peu plus loin, à la construction de cette oeuvre. Il relate leur vision, leur implication et leur influence. La construction du récit est quasiment biographique, car elle suit principalement la vie de Jordan Mechner, créateur originel du Prince. Mais au fil des pages, pareille à la caméra qui navigue à travers le niveau pour nous montrer la marche à suivre dans le jeu-vidéo, le focus se déplace sur plusieurs acteurs majeurs de la franchise. Aussi, on comprend rapidement que si le Prince de Perse a bien été créé par un seul homme à la base, la référence que la saga est devenue a vu ses bases êtres jetées par plusieurs grands noms de la création vidéo-ludique.

Dès l’introduction, le ton est donné. Le cadre est posé. Les premiers mots qui sont déposés sur le papier sont pareils à une promesse, un fil rouge qui doit nous suivre tout au long de notre lecture : “éloge du geste pur”. La métaphore file avec une grande cohérence tout au long de l’ouvrage, tant la trajectoire du Prince, au sens propre comme au figuré, fut acrobatique. Il est clair que l’importance de la simplicité du geste n’aura de cesse de suivre Jordan Mechner dans toutes les strates du développement de son héros. De ses influences cinématographiques jusqu’à son portage au cinéma, le créateur aura réussi à conserver son propre regard, tout en admettant d’être parfois dépossédé de son idée première pour la voir adaptée et actualisée. Les derniers mots font tout autant écho à cette figure de style : “un saut de la foi, un saut dans le vide, un geste premier“. Ici encore, la double lecture nous paraît très intéressante. Comme une ode à l’audace, qualité chère aux descendants du Prince que sont les Assassins d’aujourd’hui, l’ouvrage promet de raconter les bonds dans l’inconnu effectués par un créateur qui chercher à pérenniser son oeuvre sans la dénaturer.

La création plus que la fiction

On comprend alors rapidement que Les Histoires de Prince of Persia nous emmèneront dans une réflexion qui dépasse grandement le cadre de l’analyse pour gamers. Nous avons beaucoup apprécié le caractère presque poétique des saillies qui ont jalonné le récit. Elles étaient comme des respirations entre deux plongées dans la trouble et faramineuse quantité d’informations relatées. Car il s’agit ici précisément d’une étude, au sens où l’auteur propose de démêler chronologiquement les influences successives qui ont tricoté la légende de l’oeuvre. Aussi, l’introduction nous a paru sonner comme un avertissement. Ne tournez pas la page en escomptant découvrir une description partiale ou un survol des aventures du Prince sur vos écrans. En fait, la majeure partie du récit concernera les atermoiements de l’oeuvre, et de chacun de ses opus, en dehors des jeux vidéos.

C’est un peu comme si l’objet du livre consistait à relater les étapes du processus créatif à travers les yeux de Jordan Mechner. On entre dans sa tête, dans ses souvenirs, on touche du doigt les tenants et aboutissants de sa démarche créatrice. Le tout sera ensuite emmené dans une valise que nous verrons voyager, depuis les studios de développement jusqu’aux studio de cinéma, et à la littérature. Par conséquent, le livre nous récite une leçon connue mais néanmois primordiale : plus important que la destination, c’est le voyage qui compte. Mais cet adage concerne t-il ici le Prince, en tant que héros de jeu-vidéo, ou bien Jordan Mechner, en tant que créateur ? L’ouvrage prend le pari de démontrer qu’ils ne sont que les deux faces de la même pièce, de ce point de vue. Les histoires du Prince deviennent celles de son créateur et cela n’a pas toujours été aisé à avaler.

Les Histoires de Jordan Mechner

En ce qui concerne l’architecture de l’ouvrage, on dénombre 6 chapitres encadrés par une introduction et une conclusion. Soyons clairs : chacun de ces chapitres est massif. La quantité d’informations, de témoignages et de références est gargantuesque pour ne pas dire pléthorique. En effet, on se retrouve parfois noyé sous le contenu de l’ouvrage et on perd régulièrement de vue la main de Mechner qui est sensée tenir la plume prête à accoucher de notre héros. Si l’on comprend aisément le réalisme inhérent à cette approche, dans la mesure où chaque créateur lui-même perd parfois de vue son propre ouvrage pour mieux y revenir ensuite, il ne nous a pas paru aisé de garder le contact avec le coeur du sujet. Car c’est bien le Prince de Perse qui nous a attiré à ce livre. Ce sont ses histoires que l’on était venu découvrir. Et malheureusement, nous avons eu très souvent la sensation désagréable de le perdre de vue. Le Prince s’effaçait, pour que l’ouvrage nous en apprenne davantage sur de nombreux éléments contextuels, et revenait à nous trop tardivement, comme passant la tête au-dessus d’une dune érigée par les vents en son absence.

En parallèle, la répartition des chapitres respecte une chronologie rigoureuse qui permet de suivre, d’année en année et de décennie en décennie, le travail de Mechner. Depuis ses années étudiantes jusqu’à l’avènement de ses carrières (impossible en effet de mettre ce mot au singulier), on suit avec attention ses péripéties. Nous avons alors adoré pouvoir compter sur la présence de nombreux marqueurs temporels au fur et à mesure des chapitres. En effet, pour tout lecteur qui n’aurait pas connu l’époque de l’émergence des premiers ordinateurs, il nous a paru parfaitement salutaire de trouver des références pour nous guider. Ces repères nous ont permis d’imaginer plus aisément des époques révolues ainsi que l’état d’esprit qui pouvait entourer l’apparition de phénomènes aussi gigantesques qu’Internet. Toutefois, comme mentionné plus haut, la présence en trop grand nombre de ces références, par ailleurs peu aérées, a parfois complexifié notre lecture.

Dans la même optique, apportant une réelle plus-value au récit, la quantité d’interviews menées par Raphaël Lucas pour la rédaction de ce livre nous a tout bonnement sidéré. L’auteur a effectivement pu recueillir la parole et les impressions de nombreux grands noms du monde vidéoludique. Producteurs, développeurs, designers graphiques ou encore PDG… les éclairages apportés sur le développement de l’oeuvre sont autant de regards qui nous aident à construire le notre. Le trop grand effacement du regard de Raphaël Lucas lui-même a toutefois selon nous constitué un petit bémol. Nous aurions en effet beaucoup apprécié accéder au fruit de ses propres réflexions. D’autant que cela aurait pu permettre à l’ouvrage de s’aérer par le biais de changements de tons. Avec autant de propos recueillis, et un Prince que l’on égarait momentanément, un mot de la part de celui qui s’est fait si fort de rassembler autant d’informations, aurait pu nous ramener au héros qui nous a tant fait rêver.

Un Prince qui se fait désirer

Prince of PersiaIntéressons nous à présent au contraste saisissant qu’il existe entre la couverture de l’oeuvre et son contenu. Si notre description de la première de couverture vous avait mis l’eau à la bouche dans l’introduction, vous serez malheureusement aussi déçus que nous de ne découvrir aucune illustration dans ce livre. Bien que cela constitue sans doute un parti-pris éditorial, nous peinons à comprendre l’absence de visuels qui auraient pu faire office de véritables oasis, au vu de l’âpreté de la prose de l’ouvrage. Comment ne pas regretter les visuels de niveaux du premier opus qui auraient fait jaillir en nous des cascades de nostalgie ? Comment ne pas grimacer à la vue des descriptions minutieuses des intérieurs délicieux du palais des Sables du Temps sans pouvoir les lorgner ? Comment se figurer l’aura sanguinaire et la noirceur grandissante du Prince dans l’Âme du Guerrier ou Les Deux Royaumes sans les contempler ? Comment, enfin, apprécier de façon palpable, la main secourable d’Elika dans le dernier Opus en date sans y jeter un oeil ? En bref, le livre fait donc appel à nos souvenirs, et cela n’a rien de désagréable. Mais nous avons bien trop regretté qu’il se cantonne à stimuler notre mémoire figurative.

De plus, nous avons trouvé que l‘entrée en scène du Prince se faisait trop tarder. Une quarantaine de pages ont été nécessaire pour que le récit commence directement à traiter de lui. Or c’est ce qui nous avait conduit à ouvrir le livre en premier lieu. C’est un peu comme si notre héros avait été troqué contre un autre, métamorphosé en objectif secondaire de la narration. A l’image du sable du temps qui filait entre les doigts du Prince, nous avons eu la sensation que notre héros filait entre les nôtres. Nous nous attendions à un livre relatant ses aventures, tout en expliquant leur genèse pour sûr, mais qui demeurerait au plus proche de lui. Nous avons en lieu et place découvert un ouvrage qui suit d’abord les aventures d’un auteur, puis celles de son oeuvre qui semble lui échapper.

Ce dernier élément nous a par ailleurs fortement peiné, et a généré un vif intérêt en nous. En effet, nous avons souvent ressenti de l’empathie et de la tristesse à l’idée de voir Jordan Mechner se retrouver relégué à une position de consultant. Cette progressive évolution de sa carrière nous est contée avec une justesse presque tendre. Notre compréhension des rouages du monde de la production audiovisuelle et vidéoludique s’en trouve renforcée. Il est alors très plaisant de se servir de ces éléments afin de se départir de sa vision de simple consommateur. Les caractères et personnalités qui s’expriment par le biais des interviews appuient grandement cela. En personnifiant les noms et mains qui ont façonné la saga du Prince, l’auteur nous a invité à adopter un regard plus acéré sur le développement de cette oeuvre. Il nous a poussé à connecter des phénomènes contextuels et des logiques commerciales, sans jamais tomber dans la démagogie, pour comprendre que le Prince devenait, au fil du temps, un héros trop lourd à porter pour un seul homme. Cela a quelque peu atténué la frustration que nous avions pû ressentir en raison de la distance que l’ouvrage prenait avec les jeux vidéos à proprement parler. Cela a, à coup sûr, fait mûrir notre opinion de gamer sur un marché qui crée de plus en plus de jeux-produits, et qui conquiert de plus en plus de joueurs.

Un manifeste du jeu vidéo

Prince of PersiaEnfin, parlons à présent du caractère encyclopédique de ce livre. C’est bien simple : si vous souhaitez en apprendre sur les coulisses du monde du jeu vidéo, vous serez comblés. La présence, en très grand nombre, de références et témoignages de grands noms du jeu vidéo n’aura de cesse de nourrir la culture (retro)gaming du lecteur. Voilà un élément qui est clairement à porter au crédit de l’auteur tant il est développé. Au fil des chapitres, on assiste à la naissance du jeu vidéo qui n’est alors qu’un épiphénomène. Guidé par la narration, on est atteint par la fièvre qui embrasait jadis les campus universitaires, fiers bastions de la programmation primaire. On se laisse progressivement gagner par l’excitation que les premiers développeurs ont ressenti, alors qu’ils détournaient des outils pensés pour tout autre chose que le divertissement. Et on finit par comprendre que le jeu vidéo est né grâce à l’audace de certains d’entre eux, grâce à leur abnégation face aux critiques et au dédain d’un monde qui n’était pas prêt à accueillir un 10e art.

Dans ce cadre là, l’essence artistique de la saga Prince of Persia nous est dépeinte avec une grande finesse. Par le biais des liens créés entre la vie de Mechner, ses sources d’inspiration et les ajouts progressifs dans le gameplay des différents opus, on entrevoit la connexion ténue qui existe entre un créateur et son oeuvre. A titre d’exemple, le parallèle entre le Shadow Man des premiers jeux et le Dark Prince des Deux Royaumes a quelque chose d’édifiant. Et cela nous est amené avec brio par l’auteur, qui égraine avec malice les catalyseurs de l’évolution de la licence dans son récit. De la même façon, certains éléments du récit nous ont parfois frappé à tel point que nous souhaitions revenir en arrière pour suivre la pensée de l’auteur. Il est difficile d’expliquer cet état de fait sans spoiler mais nous évoquerons simplement le fait que l’introduction nous est apparue sous un jour totalement nouveau lorsque nous avons atteint la conclusion du livre.

La seconde lecture que nous en avons faite nous a laissé avec une impression de complétude vis à vis de la conclusion qui lui faisait parfaitement écho, en fin d’ouvrage. Comme mentionné plus haut, cela a achevé de nous convaincre que la trame narrative du récit s’est muée en un raisonnement quasi-scientifique, en une étude qui a décortiqué Prince of Persia, pour en dénicher la trajectoire. Si cette mise à nue de l’oeuvre ne nous a pas été livrée sans douleur, tant la lecture fut dense et profuse, force est de constater qu’elle est diablement convainquante. Raphaël Lucas peut se féliciter de déployer ici, par les mots, un degré de compréhension quasi-suprême de l’oeuvre de Jordan Mechner. Et bien que notre âme de gamer ne soit pas vraiment rassasiée par cet ouvrage, celui-ci nous a abreuvé de mille et une autres façons.

Conclusion

Finalement, l’auteur prend ici le parti de se livrer à un exercice biographique, en la personne de Jordan Mechner, pour nous permettre d’accéder au Prince. Si cela nous a paru très pertinent, nous avons toutefois regretté que les méandres du récit de sa vie aient parfois été contés avec un souci du détail par trop approfondi. En effet, la lecture a régulièrement été rendue difficile par les digressions sensées éclairer le récit. Mais celles-ci ont au final contribué à rendre l’ensemble très touffu et peu accessible. On pourrait donc dire que le livre tient une promesse qu’il ne nous avait pas explicitement faite.

Nous comptions suivre la trace du Prince au fil de ses aventures mais celui-ci a eu tôt fait de nous égarer dans les pages relatant celles de son géniteur. Cette écriture fourmillant de références et d’interviews, parsemée de nombreuses métaphores sublimes nous a souvent fait penser à un travail universitaire qui aurait pour thème la genèse d’une oeuvre vidéo ludique et son évolution. L’imbrication des différentes influences sur ce processus de création est exposée avec brio. Peut être un peu trop, dans la mesure où cela a occulté le Prince et sa geste, d’un opus à un autre. Peut être suffisamment, pour nous apprendre qu’un personnage ne devient pas icône sans sortir de l’écran.

Les Histoires de Prince of Persia : Les 1001 Vies d'une icône

29.90 €
6.5

Note

6.5/10

POINTS POSITIFS

  • Une quantité d'informations à couper le souffle
  • Un degré d'analyse du processus créatif très poussé
  • Une chronologie très bien relatée et référencée
  • Des interviews de grands noms en grand nombre
  • La poésie de certaines métaphores

POINTS NÉGATIFS

  • Une prose âpre et dense
  • Le manque d'illustrations et d'aération du récit
  • Le décalage entre le contenu et nos attentes de gamer
  • L'avis un peu trop effacé de Raphaël Lucas
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